Perla Servan-Schreiber – Ce que la vie m’a appris

Perla Servan-Schreiber, Ce que la vie m’a appris, Paris, Flammarion, 2017

Texte
« Voilà l’objectif final : conquérir soi-même une grande simplicité intérieure, mais comprendre jusque dans ses plus fines nuances la complexité des autres. »

Etty Hillesum

« Je suis enfin assez vieille pour être moi-même.

Ne soyez pas troublé par ce mot « vieille », très mal vu en ces temps de jeunisme. J’ai toujours aimé les vieux. J’aime ce mot, ce qu’il incarne comme étape de vie et la liberté qu’il me procure.

 

À 73 ans, je me dépouille, pour ne garder que l’essentiel. Tel l’oignon que j’épluche avant de le savourer. J’en détache les peaux extérieures une à une, pour ne conserver que les plus tendres. Et si je pleure, c’est de rire. S’alléger est jubilatoire. Tous les choix de vie – privée et professionnelle sont derrière moi. Le chemin qui se présente est plus clair, moins sinueux, plus simple, plus bref aussi. Cette conscience du temps qui reste incite à se libérer d’un grand nombre de contraintes.

Mon unique projet est de me sentir vivante jusqu’au bout. Un « bout » dont j’ignore le terme. Mais qui m’invite à replacer tout événement par rapport à lui.

La mésaventure qui nous guette tous est de vieillir seul. Et lorsque la maladie s’en mêle, tout se complique. Ne reste alors que le tempérament pour faire la différence. L’âge accentue tous les traits, y compris de caractère. Il devient plus crucial que jamais de cultiver sa bonne humeur et sa capacité à rire de soi. C’est le kit de survie des vieux. D’un naturel heureux, j’ai la chance suprême de vivre, donc de vieillir, avec l’homme que j’aime, entourée de trois familles. La mienne, la sienne devenue la nôtre et la famille choisie, beaucoup plus restreinte, composée d’amis très chers. Cette chance, je la sais précaire. Elle n’en est que plus éclatante.

Mais d’autres changements s’imposent, surtout aux femmes. Elles redoutent tant de perdre, avec l’âge, leur séduction. Je ne crois pas que ce soit une fatalité. Je suis moins conquérante, certainement. Je sens bien que l’oignon – si je poursuis ma métaphore culinaire – perd sa peau la plus épaisse, la plus protectrice. Je suis devenue plus vulnérable, en même temps que plus légère et confiante. Cesser de fonctionner avec pour préoccupation majeure, fût-elle inconsciente, le regard des autres est un petit pas vers la sagesse. Mais, avec l’âge, d’autres séductions peuvent apparaître.

Cette grâce, celle de mon chat, on l’a ou pas. Elle ne s’apprend, ni ne s’exerce, ni ne se perd. Elle est. Et devient un trésor en vieillissant. On lui doit de rester entouré. À condition de veiller à se maintenir au mieux de soi, au physique et au mental. Et ça, c’est du boulot.

Différent de la solitude affective, l’isolement social est un vrai danger. Sitôt sorti du champ professionnel, il nous menace, même en couple. D’où mon obsession d’être toujours active, tant que ma santé me le permet. Pour rester en lien, en éveil, en apprentissage. En vie.

Nous arrivons là au cœur de l’oignon, celui que l’on préserve pour sa saveur. Emprunter avec audace de nouvelles voies est une forme de libération. Ce qui m’a permis de découvrir qu’encore, à mon âge, je pouvais élargir mon champ des possibles.

Je ne cesse jamais d’apprendre, et d’abord à me connaître. Il me suffit, à présent, de dire OUI à ce qui se présente, avec un peu de discernement. Pas nécessairement pour réussir, mais pour la liberté de le tenter. Autre bénéfice de l’âge, me tromper n’est plus un drame, au contraire, j’apprends aussi cela.

Je ne serais pas tout à fait honnête si je ne vous confiais que cette libération, cette nouvelle vie plus simple, où rien sauf la maladie et la mort n’est grave, fut accélérée par mon choix d’arrêter le métier d’éditeur de presse. Je n’ai senti le poids du fardeau qu’en le déposant, car je m’étais habituée à vivre avec. Je découvre que je peux vivre encore mieux sans.

L’âge a cette vertu : nous ne souffrons plus de boulimie de faire, d’entreprendre, de réussir, de convaincre, d’avoir raison. Il nous invite à nous délester de tant d’obligations inutiles, de relations périphériques, d’activités ou de voyages qui ne nous correspondent plus. Reste l’essentiel, la curiosité et la contemplation.

Et puis, merci l’oubli.
Imaginez une seconde que nous accumulions les chagrins, colères et rancœurs d’une vie.

« Avec le temps », chantait Léo Ferré, on oublie même les bons moments, les beaux voyages, les bons films. On garde quand même ceux qui nous ont nourris, réjouis et rendus heureux. La sélection naturelle opère, d’où ma tendance à relire les mêmes ouvrages, à retourner aux mêmes endroits, à revoir mes films cultes. Jusqu’au jour (je m’en approche) où la mémoire utile décide de se mettre au vert. Et là, c’est incommodant. Je me retrouve souvent à chercher le titre d’un film ou le nom de personnes pourtant familières. Un nouvel handicap, qui vient s’ajouter au fait que je n’ai pas la notion du temps. L’heure oui, mais pas la durée. Même les âges de nos petits-enfants ou de mes frères m’échappent à un ou deux ans près. Mais je sais où les retrouver. Et je ne me rends pas malheureuse pour si peu. D’autant qu’on ne m’en veut guère lorsque j’oublie un anniversaire.

Alors oui j’ai mal partout et mon agenda est ponctué de rendez-vous médicaux. À ce jour, rien qui m’empêche de fonctionner. Je déguste cette chance chaque matin avec JL, et bien que l’écriture nous occupe beaucoup, nous parvenons à nous rendre disponibles (jamais assez) pour nos proches, qui eux ont besoin d’être entourés, parce que seuls et souffrants.

C’est aussi pour cela qu’il importe de bien vieillir. »