Nietzsche – Le Gai savoir

Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, Paris, Gallimard, 1982 (18821), V, p. 237-238

Texte
« Ce qu’il en est de notre gaieté. Le plus grand événement récent – à savoir que « Dieu est mort », que la croyance au Dieu chrétien est tombée en discrédit – commence dès maintenant à étendre son ombre sur l’Europe (…) Mais (…) l’événement en soi est beaucoup trop considérable, trop lointain, trop au-delà de la faculté conceptuelle du grand nombre pour que l’on puisse prétendre que la nouvelle en soit déjà parvenue, bien moins encore, que d’aucuns se rendent compte de ce qui s’est réellement passé – comme de tout ce qui doit désormais s’effondrer, une fois ruinée cette croyance, pour avoir été fondée et bâtie sur elle, enchevêtrée en elle. (…)

 

Cette longue et féconde succession de ruptures, de destructions, de déclins, de bouleversements, qu’il faut prévoir désormais : qui donc aujourd’hui la devinerait avec assez de certitude pour figurer comme le maître, l’annonciateur de cette formidable logique de terreurs, le prophète d’un obscurcissement, d’une éclipse de soleil comme jamais il ne s’en produisit dans ce monde ? Même nous autres devineurs d’énigmes, devineurs-nés qui en quelque sorte vivons en attente sur les montagnes, placés entre aujourd’hui et demain (…) d’où vient que même nous autres, nous envisagions la montée de cet obscurcissement sans en être vraiment affectés, et surtout sans souci ni crainte pour nous-mêmes ? (…) En effet, nous autres philosophes, nous autres « esprits libres », à la nouvelle que « le vieux dieu est mort », nous nous sentons touchés par les rayons d’une nouvelle aurore : notre cœur, à cette nouvelle, déborde de reconnaissance, d’étonnement, de pressentiment, d’attente – voici l’horizon à nouveau dégagé, encore qu’il ne soit point clair, voici nos vaisseaux libres de reprendre leur course, de reprendre leur course à tout risque, voici permise à nouveau toute audace de la connaissance, et la mer, notre mer, la voici à nouveau ouverte, peut-être n’y eut-il jamais « mer » semblablement « ouverte ». »