Abdennour Bidar – Le sage, le saint et le fou

Abdennour Bidar, « Le sage, le saint et le fou »

Texte
Un sage, un saint et un fou s’étaient levés de bon matin et marchaient ensemble sur la route de Samarkande.

Au milieu de la matinée, soudain le ciel devint tout noir et un terrible orage éclata. La foudre se mit à tomber de tous côtés.

Le sage, stoïque sous le déluge et les éclairs, dit d’un ton placide : « Il serait prudent de se mettre à l’abri », et d’un pas tranquille il se dirige vers une petite cabane non loin de là.

Le saint, lui, tombe à genoux, et le visage ruisselant de larmes et de pluie il se prosterne en criant : « Grâces soient rendues au Très-Haut ! C’est Dieu qui nous envoie sa Lumière ! »

Quant au fou, il se prend la tête à deux mains, épouvanté par le vacarme, et se sauve en hurlant des paroles inintelligibles.

Puis l’orage passe. Le sage et le saint reprennent leur route. Après avoir erré dans une forêt toute proche, le fou finit par les rejoindre. Un vent glacial se lève.

Passant près d’un pauvre hère à moitié mort de froid, le saint lui donne son manteau, son reste de pain et toutes les pièces au fond de ses poches. Il ne lui reste plus rien.

Le sage l’observe sans rien dire et, tirant de sa poche un livre, il le tend au mendiant.

Après quelques pas, le saint demande au sage : « Penses-tu vraiment que ce livre lui servira ? Il avait faim et froid, et c’est de chaleur et de nourriture dont il avait besoin ».

Le sage répond : « L’ignorance est la mère de toutes les misères de ce monde ».

« Mais que vaut toute ta sagesse si tu ne fais pas le bien ? », demande le saint.

« Ma sagesse, je ne sais pas mais on dit qu’il n’y a rien de moins sage que la sagesse des sages ».

Pendant que ces deux-là dissertaient sur la sagesse – et on dit que la sagesse de Dieu est folie aux yeux des hommes – que faisait donc le fou ? Et bien le fou avait patiemment attendu que le sage et le saint se soient éloignés du mendiant. Alors à pas de loup il s’était approché de lui à son tour et, lui arrachant le manteau que venait de lui donner le saint, il s’était enfui avec !

Plus loin encore, le fou a caché le manteau dans son sac et les trois mêmes arrivent à présent près d’un cours d’eau violent. Dans les remous déchaînés, un jeune cerf est tombé, il est emporté et va sûrement se noyer. Le sage l’observe, ému mais très calme. Il s’assoit sur une roche, et murmure : « Le bien est dans ce qui arrive ».

Le saint, lui, tombe encore à genoux et joint les mains : « O mon Dieu, O mon Dieu, je t’en supplie, Toi seul le Tout-Puissant peut sauver ta créature innocente ! Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ! ».

Et le fou ? On l’a entendu d’abord rire à gorge déployée, et jeter même quelques gros cailloux sur l’animal en détresse. Mais voilà que tout à coup, inconscient du danger, il se jette dans le tourbillon furieux de la rivière. Il lutte désespérément, et contre toute attente quelques dizaines de mètres plus bas il revient sur la rive avec le jeune cerf, qu’il a saisi par les cornes.

Le sage dit : « Ce n’était pas l’heure pour ces deux-là – il y a un temps pour vivre et un temps pour mourir ».

Le saint dit : « Dieu les a sauvés ! Louange à lui ! ».

Le fou les regarde – interloqué – et leur lance : « Vous êtes deux ânes bâtés ! Si je n’avais pas été là ! C’est moi et moi seul qui vient de sauver ce jeune homme ! »

« Ce n’est pas un jeune homme », réplique le sage, « c’est un cerf ».

Le fou se retourne, et les yeux ronds regarde l’animal comme s’il ne l’avait jamais vu. Il dit simplement « Ah oui »… et se précipitant sur le pauvre animal il le fait basculer à nouveau dans l’eau mugissante, qui cette fois l’emporte sans retour.

La journée a déjà été longue. C’est maintenant la fin de l’après-midi, l’heure de la prière. Mais seul le saint a déplié son tapis pour se tourner vers La Mecque. Il est debout, récitant le Saint Coran d’une voix forte, les mains jointes sur la poitrine, totalement absorbé dans son oraison. Le sage, lui, s’est assis en tailleur, et les yeux mi-clos il égrène son chapelet. Si concentré qu’on dirait une statue taillée là dans la pierre sur le bord du chemin.

Mais leur tranquillité est de courte durée. Car le fou, en cette heure sacrée, semble comme possédé. Voilà qu’il s’est mis à tournoyer sur lui-même comme une toupie à une vitesse folle, les bras écartés, et à chaque fois que le vertige lui fait perdre l’équilibre il se fracasse la tête sur les pierres. La tête ensanglantée, et pourtant comme insensible à la douleur, il se relève aussitôt et le voilà maintenant qui se met à voltiger autour du saint, en giflant son dos et son ventre à chaque nouveau tour qu’il fait autour de lui ! Et comble du comble, le fou se prend bientôt les pieds dans le tapis. Les deux, saint et fou emmêlés, tombent dans la poussière. Ulcéré, le saint attrape l’autre par le collet : « Ne respectes-tu donc rien, misérable ? Qu’est-ce qui te prend de faire le pitre ainsi au lieu de tourner ta face vers l’Unique ? ». Mais le fou se dégage pour reprendre comme si de rien n’était sa ronde sur lui-même, en chantonnant on ne sait quoi…

Le sage le regarde, amusé, et se rappelle alors les mots du Saint Qoran, qu’il entreprend de répéter et répéter en frappant des mains en cadence comme s’il voulait accompagner le fou dans sa danse : « A Allâh sont l’Orient et l’Occident. Où que vous vous tourniez, là est la Face d’Allâh. Oui en vérité, Allâh est présent partout, et il sait » (II, 115).

Le saint, éberlué, les regarde comme deux illuminés…

Alors que la nuit est tombée, les trois repartent. Mais bientôt la fatigue les rattrape, ils marchent depuis des heures. Ils tardent d’arriver enfin à Samarkande.

Le saint s’exclame : « Que chacun de mes pas soit pour Dieu, et seulement pour l’amour de Dieu, le service de Dieu, où que j’aille en ce monde ! »

Comme en écho, le sage dit : « Que mon pas soit juste, comme chacune de mes intentions, chacune de mes pensées et chacun de mes actes en ce monde ! »

« Et toi, le fou, pourquoi marches-tu ? », demande le saint.

« Pour arriver à Samarkande », répond le fou.

Le saint et le sage rient de bon cœur.

Quelques pas encore, et le saint ajoute sur un air de contrition :

« Mais en fait, je n’arriverai jamais à m’abandonner totalement à la volonté de Dieu, et seul l’orgueil qui me tenaille encore me fait avoir cette ambition folle de renoncer à moi-même ! O mon Dieu, fais que j’abandonne la volonté même de m’abandonner à toi… Et même après tout, qui suis-je pour te donner ainsi des ordres ou t’implorer ? Tu feras bien ce que tu veux, et je ferai bien ce que tu veux ».

Le sage opine du chef. Il rumine quelques instants, puis dit :

 « Je comprends ce que tu dis de l’orgueil, mon ami. Quant à moi, je ne serai jamais aussi juste que je le désire, je balancerai toute ma vie durant entre le juste et l’injuste, et c’est bien comme ça. Ailleurs je ne sais pas mais ici-bas tout est bien et mal alternativement – et même à la fois, parfois en harmonie, parfois en guerre. Je m’en suis accommodé, mon âme est en paix avec ça. J’observe. Je ne m’afflige plus de rien, ni au-dedans ni au dehors ».

Le fou hoche la tête gravement à chacune de ces fortes paroles de ses deux compagnons. Il reste silencieux, semblant méditer profondément les grandes leçons de sainteté et de sagesse qu’il vient d’entendre…

« Tu ne dis rien, le fou ? », demande le sage.

« Dis-moi, le fou », renchérit le saint, « Es-tu conscient, toi aussi, que la perfection est impossible en ce monde ? ».

A son tour, le fou rit.

« Oh mes amis, moi vous savez, je ne vis pas en ce monde ».

 Le lendemain, les trois arrivent ensemble à Samarkande. Ils se saluent chaleureusement, puis se dispersent dans la ville pour d’autres aventures.