Lanza Del Vasto – Approches de la vie intérieure (extrait 1)

Lanza del Vasto, Approches de la vie intérieure

Texte
« Si nous recevons le soleil en face, notre dos reste dans l’ombre et tout notre corps projette une ombre sur la terre, ainsi de l’amour.
Tout amour humain comporte ainsi son revers de haine et bien souvent l’envers dépasse l’endroit.
Si j’aime une femme à la passion, je hais tous ceux qui pourraient lui faire ou lui vouloir du mal, je hais aussi tous ceux qui l’aiment trop et cherchent à détourner ses faveurs. Et cela n’est rien encore. Car si d’aventure elle se prenait à aimer quelqu’un d’autre et me faisait la suprême injure de trouver son bien en dehors de moi, voici que mon grand amour me porterait à le haïr à mort. Que dire de l’attachement avare et jaloux des familles.

 

Que dire de l’amour de la patrie, du parti si exaltant qui ont pour fruit aussi la guerre, la sédition, le massacre, l’oppression. Cet amour-là n’est qu’une contre-haine.
Et pourtant, avec toutes les souillures, tous les dégâts et tous les crimes qu’il apporte, l’amour est encore la source de toute vie et sans lui rien ne vaut rien.
Mais quel est cet amour qui n’est pas l’union des époux, ni l’ardeur des amants, ni l’accord des amis, mais l’amour du prochain, c’est-à-dire de n’importe qui, de celui qui se trouve là ? Cet amour qui n’est pas douce et confortante effusion du cœur et n’est pas échange de bienfaits, mais don et abandon total sans calcul et sans recul ?
La tradition  a consacré le terme charité qui vient du latin caritas.
On dit parfois « faire la charité », ce qui ne renvoie pas vraiment à l’idée de charité puisque la charité n’est pas quelque chose qu’on peut faire mais qu’on peut être et incarner.
La limite de l’amour, c’est l’indifférence, l’inimitié, la réprobation mais devant la Charité, il n’y a pas d’indifférent, pas d’ennemi, pas de réprouvé. Tant que l’amour demeure limité, c’est un lien, un attachement.
La charité ou amour divin  se présente comme un amour illimité.
La charité est un amour sans attache et sans attrait :
Tandis que l’attachement me retient dans le cercle des proches et des semblables, tandis que l’attrait me conduit à ceux qui sont brillants, nobles, généreux, raffinés et honorables, la charité me pousse au-devant du pauvre, du lépreux, du forçat, me fait traverser la mer pour courir au secours de l’orphelin chinois, de l’esclave nègre ou du sauvage.
Mais il est un homme plus difficile à aimer que le pauvre et l’étranger, c’est l’ennemi, celui qui m’attaque et me bafoue, car je dois m’exposer en l’aimant à la ruine, au ridicule et peut-être à la mort.
L’homme qui parvient à aimer comme cela, aime comme Dieu nous aime : il donne sa pluie et son soleil aux ingrats comme aux justes.
Cet amour-là ne va pas dans le sens de ma nature, il ne me laisse en repos ni de jour ni de nuit, il me gâte tous mes plaisirs, car mes plaisirs me dégoûtent au milieu d’un monde qui souffre, mes avantages me révoltent, mon bien devient pour moi un intolérable abus, je sens les peines d’autrui jusque dans ma chair, elles couchent dans mon lit et me harcèlent de tous côtés.

Si la charité est sacrifice, elle l’est au sens où elle lui communique une vie nouvelle qui se reconnaît à ceci : qu’au plus profond de la souffrance et des fatigues imposées par le service on retrouve une joie surabondante. Et c’est ainsi que la charité est sa propre récompense.
« Quand je distribuerais mes biens pour nourrir les pauvres, s’écrie saint Paul, et livrerais mon corps pour être brûlé, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert de rien ». Je ne peux avoir la charité si je n’ai pas la source de la charité qui est connaissance de moi-même et de Dieu.
Comment le saint parvient-il à aimer le pauvre mieux que ne s’aiment les amis et les époux ? ne voit-il pas que celui sur lequel il dépense tant d’amour n’en vaut pas la peine ? Qu’il est vieux, laid, malade, ingrat, ivrogne et coupable ? Le saint voit bien tout cela, il ne le voit que trop, mais il ne croit pas à ce qu’il voit, il croit à ce qu’il sait.
« Il y a en celui-ci ce qu’il y a en moi, ce qu’il y a en Dieu. Cet homme c’est moi-même, cet homme c’est Dieu ».
C’est donc par la purification, par le retour sur soi-même, par la recherche de l’essence qu’on peut arriver à la charité.
L’homme charitable peut regarder le plus malheureux et le plus coupable des hommes en disant « ces souffrances, ces péchés, ce sont les miens » ; il peut regarder le plus pur, le plus grand, le Christ et dire « je serais lui si je savais être moi-même ».