Christiane Singer – Éloge du mariage

Christiane Singer, Éloge du mariage, de l’engagement et autres folies, Paris, Albin Michel, 2000

Présentation
Née à Marseille en 1943 et décédée en 2007 en Autriche, elle fut une écrivaine, essayiste et romancière française. Elle a suivi l’enseignement de Karlfried Graf Dürckheim. Son œuvre et sa réflexion personnelle furent tout entières centrées sur la prise en compte nécessaire du spirituel qui couve dans le cœur de chacun. Titulaire d’un doctorat de lettres modernes, elle reçut de nombreux prix littéraires.

 

Texte
« A se contenter trop longtemps de relations amoureuses sans lien et sans obligation réciproque, l’âme s’étiole. Le châtiment d’une sexualité émiettée, disséminée, morcelée n’est pas d’ordre moral. Laissons au victorianisme son arsenal punitif. Ce n’est pas notre vertu que nous perdons. C’est la vie elle-même avec ses couleurs, ses saveurs, ses empoignades, ses épreuves, ses paradoxes échevelés, son intime gloire et son désastre secret. Sans parole donnée, sans dette honorée, ce ne sont pour finir que des figurants, des fantômes qui s’accouplent. Et quand l’un prend peur et se met à appeler, il n’y a plus personne pour l’entendre. Le chapiteau est vide, les feux éteints.Si le mariage n’était que l’union d’un homme et d’une femme, il ne pèserait pas lourd. Car il existe aussi un sinistre enfermement du couple, des variations multiples d’égoïsme ou d’autisme à deux.

Ce qui rend le mariage si fort et si indestructible, c’est qu’il réunit un homme et une femme autour d’un projet.
D’un projet fou.
Souvent voué à l’infortune.
D’un défi quasi impossible à réaliser et impérieux à oser.
Le drame serait de ne pas tenter l’impossible, de rester vie entière, à la mesure de ce qu’on peut.
Que cet état soit difficile à vivre, exigeant et inconfortable, qui le contestera ?
L’état d’amitié, par exemple, comparé à celui du mariage, a aussi ses fluctuations. Mais leur amplitude est sans comparaison. Nulle part la houle n’est aussi forte, aussi éprouvante qu’entre époux. En amitié, l’habileté à faire souffrir est modeste – le confort, assuré, souvent idyllique.
En mariage, l’autre me confronte aux limites de mon être.
Ce qui rend le mariage si lumineux et si cruellement thérapeutique, c’est qu’il est la seule relation qui mette véritablement au travail. Toutes les autres relations aventureuses et amicales permettent les délices de la feinte, de l’esquive, de la volte-face et de l’enjouement.

Obstiné, têtu, doté d’une tête chercheuse que rien ne distrait de son but, le mariage n’est rien d’autre que la quête en chacun de sa vérité. Il fait expérimenter la relation réelle, vivante, celle qui n’esquive rien. Car mieux vaut encore mettre l’autre à dure épreuve que lui manifester une bienveillance de bon aloi qui n’engage à rien. A partir de cette authenticité qui provoque, écorche et dérange, le chemin mène au mystère de l’être. La relation falote, tout occupée à éviter la friction, mène, elle, au néant. Il est bien entendu que tout ce que je tente d’esquisser ici a ses limites et qu’il n’est pas question par d’autres voies détournées d’introduire des dogmes ou des lois, des culpabilités neuves.

Je n’ignore pas que certaines unions sont des débâcles, des terres brûlées, des no man’s land et que chaque histoire a une unicité devant laquelle il faut s’incliner.

Il peut même advenir que le courage de la rupture soit le geste salvateur ! Ce que je tente d’exprimer est autre chose encore : les épreuves ne sont pas en mariage le signe qu’il faut clore l’aventure mais souvent, bien au contraire, qu’il devient passionnant de la poursuivre. »