Martin Buber – Le chemin de l’homme (ext. 1)

Martin Buber (1878-1965), Le chemin de l’homme (Der Weg des Menschen : nach der chassidischen Lehre), Paris, Les Belles Lettres, 2015

Texte
« Rabbi Bounam avait coutume de raconter aux jeunes gens qui venaient chez lui pour la première fois l’histoire l’Eisik fils de Yékel de Cracovie. Après de longues années de la pire misère, qui n’avaient cependant point entamé sa confiance en Dieu, celui-ci reçut en rêve l’ordre de se rendre à Prague pour chercher un trésor sous le pont qui mène au palais royal.

 

Lorsque ce rêve se fut répété pour la troisième fois, Eisik se mit en route et gagna Prague à pied. Mais le pont était gardé jour et nuit par des sentinelles, et il n’osa pas creuser à l’endroit qu’il savait. Il revenait là chaque matin cependant, tournant autour jusqu’au soir. Pour finir, le capitaine de la garde, qui avait remarqué son manège, s’approcha et s’informa non sans cordialité : avait-il perdu quelque chose ou bien attendait-il quelqu’un ? Eisik lui raconta le rêve qui l’avait amené jusque-là depuis son lointain pays, et le capitaine éclata de rire :

« Et c’est pour complaire à un rêve, mon pauvre vieux, que tu as fait à pied, avec ces semelles trouées, tout ce chemin ! Ah ! là là ! Si l’on devait se fier aux rêves, malheureux ! A ce compte-là, j’aurais dû, moi aussi, me mettre en campagne après un rêve que j’ai fait et courir jusqu’à Cracovie chez un Juif, un certain Eisik fils de Yékel, pour chercher un trésor sous le fourneau ! Eisik fils de Yékel, tu parles ! Dans cette ville où la moitié des Juifs s’appellent Eisik, et l’autre moitié Yékel, je me vois entrant, une après l’autre, dans toutes les maisons et les mettant sens dessus dessous ! »

Ayant dit, il s’esclaffa de nouveau. Eisik s’inclina, rentra chez lui et déterra le trésor avec lequel il bâtit la synagogue qui porte le nom de Schul de Reb Eisik fils de Reb Yékel.

« Souviens-toi bien de cette histoire, ajoutait alors Rabbi Bounam, et recueille le message qu’elle t’adresse : c’est qu’il est une chose que tu ne peux trouver nulle part au monde ; mais il existe pourtant un lieu où tu peux la trouver. »

Il s’agit là encore d’une histoire très ancienne que l’on retrouve dans diverses littératures populaires, mais que la bouche hassidique raconte d’une manière véritablement nouvelle. Elle n’a pas simplement été transplantée extérieurement dans le monde juif : elle a été entièrement refondue par la mélodie hassidique dans laquelle elle a été racontée ; mais ce qui est réellement décisif, c’est qu’elle est devenue comme transparente et qu’à présent la lumière d’une vérité hassidique en émane.

On ne lui a pas surajouté une « morale » ; au contraire, le sage qui l’a racontée à nouveau en a enfin découvert et révélé le sens véritable. Il est une chose que l’on ne peut trouver qu’en un seul lieu au monde. C’est un grand trésor, on peut le nommer l’accomplissement de l’existence. Et le lieu où se trouve ce trésor est le lieu où l’on se trouve. La plupart d’entre nous ne parviennent qu’en de rares instants à la pleine conscience du fait que nous n’avons pas goûté de l’accomplissement de l’existence, que notre vie n’a point part à l’existence authentique, accomplie, qu’elle est vécue pour ainsi dire en marge de la vie authentique.

Pourtant, nous ne cessons jamais de ressentir le manque, toujours nous nous efforçons, d’une manière ou d’une autre, de trouver quelque part ce qui nous fait défaut. Quelque part, dans un domaine quelconque du monde ou de l’esprit, partout sauf là où nous nous trouvons, là où nous avons été placés — mais c’est là justement, et nulle part ailleurs, que se trouve le trésor.

C’est dans le milieu que je ressens comme mon milieu naturel, dans la situation qui m’est échue en partage, dans ce qui jour après jour m’arrive, dans ce qui jour après jour me réclame, c’est là que réside ma tâche essentielle, là est l’accomplissement de l’existence qui s’offre à ma portée. Nous apprenons au sujet d’un certain docteur talmudiste qu’il distinguait les voies du Ciel aussi clairement que les rues de Néhardéa, sa ville natale.

Le Hassidisme retourne cette maxime : mieux vaut distinguer les rues de la ville natale aussi clairement que les voies du Ciel, des deux choses c’est elle la plus grande. Car c’est ici, à l’endroit même où nous nous trouvons, qu’il s’agit de faire briller la lumière de la divine vie cachée. »